Croissance organique d’un site web
Partir de rien pour créer un site web peut être une démarche difficile. La «solution» est trop souvent la reprise d’un organigramme pour créer une première structure qu’il faudra ensuite remplir.
Mais un organigramme est ce qui définit — comme son nom l’indique — l’organisation interne. Savoir comment quelque chose fonctionne est rarement ce qui intéresse les internautes en premier lieu. Savoir ce que l’organisation produit d’utile est le plus important. C’est ce qui est recherché dans la vie réelle, comme en attestent les requêtes dans les moteurs de recherche.
Dans sa conférence Always complete, never finished, Daniele Procida propose de faire grandir un corpus documentaire de manière organique.
Traduction
Le titre de la conférence, repris d’un slogan, signifie évidemment:
Toujours entier, jamais terminé.
Mais pour s’approcher de l’esprit de la chose, il faudrait plutôt traduire par:
Toujours cohérent, jamais terminé.
Daniele Procida prend l’exemple de la croissance d’une plante. À n’importe quelle étape de sa croissance, un haricot est un haricot. Même s’il n’est jamais terminé, il ne manque jamais rien. En tout temps, la plante est complète et cohérente.
Problèmes d’un plan
Le même auteur a proposé le cadre de travail Diataxis. Ce qu’il ajoute dans sa conférence, c’est que ce concept est souvent compris comme un plan. Mais il n’a jamais été conçu comme tel.
Le problème d’un plan ou d’une hiérarchie, c’est qu’il impose une masse de pages à remplir. Pour reprendre l’image organique, on pourrait dire qu’un plan, c’est un arbre de très grande taille, mais sans aucune feuille. Ce corpus de pages sera peu utile avant d’être terminé. C’est un peu le principe du tout ou rien.
Plus on envisage un grand site, plus on estime le plan nécessaire. Alors qu’au contraire, il faudrait le laisser croître naturellement. Un plan n’est jamais nécessaire à cause de la taille prévue d’un site. Un plan est «nécessaire» uniquement pour rassurer celles et ceux qui sont en charge du projet.
Ce qu’affirme Daniele Procida, c’est que faire le travail est la partie facile. La partie difficile, c’est de savoir quoi faire. Avec un plan, on se donne tellement de travail à faire que l’on ne sait pas comment avancer, que l’on se démoralise. Et, en fin de compte, on ne fait rien.
Méthode
Avec la méthode de la croissance organique, il est toujours assez simple de passer à l’étape suivante. Le travail est toujours adapté à la taille actuelle du corpus.
Quand je décide d’avancer, je choisis quelque chose de petit (un paragraphe ou une page) et je l’améliore. Je le reformule, je supprime l’inutile, j’ajoute le nécessaire. Si ce «quelque chose» devient trop grand, je le divise en unité plus petite (une nouvelle structure interne à la page, de nouvelles pages, une nouvelle section du site).
Toute la méthode est là. C’est sa force et sa faiblesse. Le plus difficile, ce n’est pas d’intégrer cette méthodologie, mais de s’y tenir.
En raisonnant ainsi, on ne pense plus en termes de solutions ou de grands projets, mais d’amélioration continue. Les moments de réflexions de fond sont plus rares, laissant la place à de petites progressions, régulières et utiles.
Avantages d’une croissance organique
L’avantage de la croissance organique sur les plans et les organigrammes, c’est qu’elle ne met pas l’accent sur ce qui manque. On a tous parcouru des sites avec de grands menus… mais plein de pages en construction. En procédant ainsi, on crée de la frustration, tant pour les internautes que pour les responsables de la publication.
Alors que quand une chose manque (encore), mais que cette lacune n’est pas mise en évidence, elle ne pose pas de problèmes. C’est seulement une lacune temporaire.
Pour que cela fonctionne, il faut publier tôt et souvent. Pas besoin d’attendre qu’une page soit parfaite, il suffit qu’elle soit acceptable. Elle sera améliorée dans la durée.
Corollaire: les améliorations se feront aussi en connaissance des retours reçus. C’est un travail ancré dans la réalité du terrain plutôt que caché dans les secrets des bureaux.
Stratégie & programme
Quand des responsables de sites veulent aller trop vite et plonger dans des structures complexes, je fais tout pour les faire adopter une croissance organique. Le plan a beau être superbe, on se perdra en route.
Ensemble, nous prenons alors le contenu d’une page, nous l’améliorons, puis nous la séparons en plusieurs pages. Ainsi, le principe de la croissance organique a déjà été expérimenté avec succès.
Nous parlons alors de stratégie de croissance et supprimons toute idée de programme. Je leur cite quelques phrases de Introduction à la pensée complexe d’Edgar Morin:
La notion de stratégie s’oppose à celle de programme.
Un programme, c’est une séquence d’actions prédéterminées qui doit fonctionner dans des circonstances qui en permettent l’accomplissement. Si les circonstances extérieures ne sont pas favorables, le programme s’arrête ou échoue. […] la stratégie, elle, élabore un ou plusieurs scénarios. Dès le début, elle se prépare, s’il y a du nouveau et de l’inattendu, à l’intégrer pour modifier ou enrichir son action.
Parce que le nouveau et l’inattendu, ça arrive tous les jours, dans le domaine du web comme ailleurs.
Alors on me dit que c’est très bien, que l’on peut procéder par croissance organique. Puis quelqu’un se lève et demande qui crée le plan pour la prochaine rencontre.
Après la publication de ce billet, j’ai reçu des commentaires. Ils appellent ces remarques:
- L’idée de «publier tôt et souvent» est la bonne. J’aurais pu garder ce brouillon dans mes tiroirs durant des semaines, le relire, le corriger, mais je n’aurais pas eu l’apport des retours externes.
- L’idée de «reformuler, supprimer l’inutile et ajouter le nécessaire» est celle que j’utilise pour faire évoluer cette page
- J’ajoute ci-dessous un passage sur le développement logiciel.
Développement logiciel agile
C’est à dessein que je n’avais pas parlé de développement logiciel ou de documentation technique dans mon premier jet de cette page. Pourtant, un commentaire sur les méthodes agiles était bienvenu.
Il existe des traits communs entre la croissance organique et le développement. Dans le Manifeste pour le développement agile de logiciels, on trouve notamment:
L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.
Le développement agile insiste beaucoup sur les interactions dans les équipes de développement et avec les clientes et clients. Alors que, dans l’absolu, une croissance organique de site peut être réalisée par une personne seule, y compris pour un site personnel.
Ce qui retient mon attention en relisant le manifeste, c’est:
Un logiciel opérationnel est la principale mesure d’avancement.
C’est un critère fondamental. À toutes les étapes de son développement, un logiciel doit fonctionner (ou, du moins, le code doit compiler). Reprise dans le domaine de la création de sites, c’est l’idée qu’en tout temps un site est complet, cohérent, utile.
Le problème d’un site bourré de pages affichées comme «en construction» est qu’il peut être en ligne et donner l’impression de fonctionner. Cette tolérance est malheureusement source de beaucoup de problèmes. Alors qu’une erreur de code empêche simplement la compilation, une page vide de sens ne retourne aucun message d’erreur.